Enseigner les ignorants… (par Sr Catherine Aubin)

Publié le : 25 janvier 2016

Peut-être vous attendez-vous à ce que je vous dise ce qu’il faut enseigner aux ignorants (?) Surtout lorsque l’on demande à une « enseignante » de traiter ce sujet. Cela ne sera pas le cas ; mon propos ne sera pas de vous dire ce qu’il faut ou ce que l’on doit enseigner dans l’Église aux ignorants, mon propos sera plutôt d’essayer d’identifier qui sont les ignorants et quelle est la relation qui s’établit entre l’enseignant et l’enseigné.

Les questions qui me sont venues alors que j’entendais le titre de cette conférence sont celles-ci : aujourd’hui les ignorants, sont-ils ceux qui ne savent pas ? Sont-ils ceux réellement qui ont besoin d’être enseigné ? Finalement, les ignorants sont-ils ceux que nous croyons ou imaginons ? Est ce que ce ne sont pas eux, les ignorants ou soi-disant ignorants, qui nous enseignent aujourd’hui ?
En ce qui me concerne, au vu de mon expérience de professeur, j’ai pu constater que souvent j’étais enseigné par ceux que je croyais enseigner. Parmi les nombreuses expériences qui me sont arrivées en ce domaine, en voici une : je donnais cours à des femmes sur la théologie spirituelle, l’une d’elles arrive en retard, une autre propose alors, de lui répéter à partir de ses notes de cours, ce qui vient d’être dit. Et là : stupéfaction ! J’entends tout à fait autre chose que ce que j’avais dit ! J’entends des choses différentes, profondes et parfois qui vont bien au-delà de ce que j’avais voulu transmettre. Ce qui fut restitué, dépassait largement les paroles de mon soi-disant enseignement. Ma seconde surprise fut de constater que chacune de ces femmes avoua avoir entendu encore bien d’autres choses. De cet exemple j’ai retenu ceci : enseigner ne consiste pas à transmettre des connaissances, mais à partager un état de vie et de compréhension intérieure. Dès lors que l’on enseigne, on est en même temps enseigné par ceux avec lesquels on partage et que l’on enseigne, et ceux-ci deviennent ainsi nos enseignants.
Nous sommes donc en plein paradoxe : les enseignants sont enseignés par ceux qu’ils enseignent et les ignorants changent de camp, pourrions-nous dire. En quoi consiste-t-elle cette ignorance ? Posons-nous la question de savoir s’il n’existe pas « une louable ignorance » voire même « une sainte ignorance », ou comme le dirait Nicolas de Cuse, une « docte ou savante ignorance ».
Nicolas de Cuse est un auteur majeur qui a assuré le passage du Moyen Age à la Renaissance. C’est, en quelque sorte, le premier des humanistes, un théologien incontournable, un esprit universel qui s’intéresse aussi bien au droit qu’aux mathématiques, à l’astronomie, à la philosophie, ou à l’action sociale. Pour cet auteur le concept de « docte ignorance » procède de la conscience des limites de l’esprit humain. L’homme est dans l’incapacité de connaître la vérité absolue. C’est être sage que de reconnaître cette incapacité au lieu de se vanter inconsidérément. Pour lui, dans le désir de savoir, la satisfaction n’est pas obtenue par la compréhension complète des choses, car alors la recherche prendrait fin ; elle n’est pas non plus obtenue dans l’incompréhension totale, car alors le désir resterait entier. Elle est obtenue seulement en ce que l’on comprend ne pas pouvoir comprendre. Pour expliquer cela, Nicolas de Cues utilise la métaphore de la vision. Celui qui se croit capable de tout savoir est comme un hibou qui essaie de voir le soleil : il veut saisir la pleine lumière alors que ses yeux sont faits pour voir l’obscurité. Le sage, au contraire, est comme le voyant qui sait par expérience qu’on ne peut pas saisir la lumière du soleil, non pas parce qu’elle serait invisible, mais parce qu’elle excède sa vue, il sait qu’il en ignore la nature et il est conscient de cette ignorance. Bien entendu, ce dont le Cardinal Nicolas de Cues veut parler, est en premier lieu Dieu lui-même ; Dieu qui est l’infinité inaccessible. Celui qui veut l’entrevoir doit se tenir dans l’ombre de l’ignorance, ce qui exige une attitude humble consistant à reconnaître qu’on ne peut rien savoir de Lui, qu’il est essentiellement un mystère impénétrable. Dieu est l’inconnaissable. Certes, il se reflète dans ses créatures, comme la vérité se reflète dans ses images. Mais l’esprit humain qui voudrait le saisir à travers la diversité de ses reflets s’y perdrait. Si une vision de Dieu est possible, ce n’est que « par une vision intuitive dans un ravissement instantané », comme lorsqu’on aperçoit un court instant la lumière du soleil en clignant de l’oeil, et à condition que Dieu se donne à voir. Pour Nicolas de Cues, la docte ignorance procède donc de l’expérience des limites de l’esprit humain. C’est une ignorance rencontrée dans la recherche de Dieu.
Parmi les docteurs et / ou ignorants rencontrés dans l’Évangile, on peut en distinguer trois catégories : d’une part, il y a ceux qui ne savent pas qu’ils ne savent pas. L’exemple le plus frappant, c’est l’apôtre Simon-Pierre, tempérament vif, prompt à parler. Capable de dire à Jésus qui Il est : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant (Mt 16, 16) », sous le coup d’une révélation qui ne lui est venue, « ni de la chair et du sang, mais du Père qui est dans les cieux » et ne pas écouter l’instant d’après, ce que Jésus lui répond, annonçant sa Passion et sa mort sur la croix. Ce Simon- Pierre, qui se montre donc un homme capable de découvrir l’identité divine de Jésus et qui le moment d’après se trompe totalement. Ainsi quand Jésus commence à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup de la part des grands prêtres et des scribes, être tué et, le troisième jour, ressusciter, Simon-Pierre, le tirant à lui, se mit à le contester en disant : « Loin de toi ! Seigneur, non, pas cela pour toi ! » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Va, passe derrière moi, satan ! Tu m’es un scandale parce que tu ne sens pas les choses de Dieu, mais plutôt celles des hommes ! » (Mt 16, 23)
La seconde catégorie ce sont ceux qui savent qu’ils ne savent pas, ils sont en quête, ils cherchent et ils s’interrogent. Parmi les proches de Jésus, nous trouvons Nicodème. Nicodème est un savant juif, un docteur de la loi, un maître en Israël qui connaît parfaitement les Écritures et les enseigne. Son savoir n’a pas étouffé son désir de progresser. Il vient à Jésus de nuit et lui dit : « Rabbi, nous savons que tu es venu de Dieu comme un Maître. » (Jn 3, 2) Jésus lui répondit : « Amen, amen, je te le dis, à moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. Nicodème lui dit : « Comment un homme peut-il naître, quand il est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître une seconde fois ? » Jésus répondit : « Amen, amen, je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Nicodème lui répondit : « Comment cela peut-il se faire ? » Jésus lui répondit : « Tu es docteur en Israël, et tu ne sais pas cela ? (Jn 3, 5 ; 9-12)
Il y a dans ce dialogue une sorte de reproche qui souligne le contraste entre la position de docteur de Nicodème et son ignorance. Jésus désarçonne Nicodème et lui montre que le Royaume n’est pas l’objet d’une discussion savante. Nicodème ne comprend pas comment l’Esprit agit ; ce savant est donc un ignorant. C’est pourquoi Jésus enseigne à Nicodème qu’au-delà de son savoir et de sa science religieuse, il y a le mystère d’une nouvelle naissance voire même le mystère d’une nouvelle co-nnaissance de son Père, c’est-à-dire une participation, par la grâce de l’Esprit-Saint à la vie nouvelle et divine. Sous quelle forme ? Par le témoignage. Jésus témoigne de ce qu’il a vu et entendu auprès de son Père. Or pour nous, accueillir ce témoignage, c’est réduire l’ignorance dont fait preuve le maitre Nicodème, en la remplaçant par la certitude révélatrice de Dieu en Personne, qui nous fait découvrir la Vérité sur notre vocation humaine et sur la connaissance de Dieu dans laquelle l’Esprit nous donne d’entrer.
Et la troisième catégorie, à laquelle chacun de nous appartient un jour ou l’autre, selon les circonstances, est celle des personnes qui savent qu’elles savent. Ou pour le dire autrement, la catégorie des gens cultivés, des politiques, des scientifiques, des demi-savants, qui croient savoir alors qu’ils ne savent pas et donc ignorent qu’ils ignorent. Ce sont les plus ignorants et surtout les plus difficiles à enseigner. Dans l’Évangile ce sont les pharisiens, les scribes, les anciens, etc… Le plus grand des défis ce sera d’enseigner aux trois catégories : ceux qui ne savent pas qu’ils ne savent pas, ceux qui savent qu’ils ne savent pas et enfin ceux qui pensent savoir.
Un jour, Jésus, se retrouve entouré par ces trois catégories de personnes. Il est dans le Temple, ses parents le cherchent, il a douze ans et vous connaissez la suite : « Jésus était assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant ; et tous ceux qui l’entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. » Jésus est assis dans le Temple, comme quelqu’un qui enseigne, comme quelqu’un qui a autorité, Il répond et on l’écoute comme un maitre. Et sans doute aussi, comme l’écrit Origène : « Quand Il interrogeait les docteurs ce n’était pas pour apprendre d’eux quelque chose, mais parce qu’en les interrogeant, il les formait » (Homélie 19 sur Luc). Jésus est donc assis au milieu des docteurs et des maitres, des savants et des sages, des hommes connaissant l’Écriture parfaitement. Pourquoi sont-ils donc tant impressionnés par cet enfant de douze ans ? Quelle sorte de renversement sont-ils en train de vivre ? Il semble que Jésus leur offre une sorte de reflet, comme un miroir qui va bien au-delà de leur sagesse et de leur connaissance. Jésus leur ouvre une nouvelle dimension, il sème une parole qui les délivre de leur illusion quant à leur savoir. Et devant cette nouveauté, ils sont perturbés, bousculés, stupéfaits, frappés et renversés. Et pour ajouter encore à cette incroyable nouveauté, Jésus rétorque à ces parents inquiets qui l’avaient cherché pendant trois jours : « Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ? » et à leur tour eux aussi « ne comprirent pas la parole qu’il venait de leur dire. » (Lc 2, 41-52)
Plus tard dans l’Évangile de Luc, Jésus continue de nous enseigner sur l’identité des sages et des savants et sur celle des ignorants et des « petits ». Voici ce qu’on peut lire : « Jésus exulte sous l’action de l’Esprit Saint et dit : « Je te loue Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. […] Nul ne connait qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler. » (Lc 10, 21-22). Et l’on disait en l’écoutant « comment connaît-il les lettres sans avoir étudié ? » et Jésus répondait : "Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé". (Jn 7,15) La connaissance dont parle Jésus implique l’amour et la communion. Cette connaissance du Père est pour ainsi dire une connaissance ontologique ; elle n’est ni abstraite, ni intellectuelle. La science humaine fournit des instruments pour formuler l’expérience, mais sans la coopération de la grâce, elle ne peut pas, par elle-même, communiquer la connaissance qui sauve. Des milliers et milliers de théologiens professionnels reçoivent les diplômes les plus élevés, mais en réalité ils demeurent profondément ignorants dans le domaine de l’Esprit. Mais alors à qui est offert cette Révélation ? Aux tout petits c’est-à-dire aux obscurs et aux méprisés. Et de nouveau, s’opère un renversement, ce sont ceux-là qui vont connaitre et recevoir la Révélation. Pourquoi ? A cause de leur capacité à recevoir, à accueillir et à répondre avec simplicité. En effet, la profondeur d’un homme est dans sa puissance d’accueil. Où sont-ils aujourd’hui ces « tout petits » qui nous enseignent et qui sont-ils ?
Un exemple paradoxal peut nous éclairer : celui de Jean Vanier, le fondateur de l’Arche. Jean Vanier a interrompu sa carrière universitaire au Canada pour vivre dans le département de l’Oise en France avec des handicapés mentaux. C’est ainsi qu’il fonde en 1964 la communauté de l’Arche, où des handicapés mentaux vivent avec des gens « normaux ». En août 1964 Jean Vanier pose un acte irréversible en invitant Philippe Seux et Raphaël Simi, deux personnes atteintes d’une déficience intellectuelle, à vivre dans une petite maison située dans l’Oise à Trosly. Pour Jean Vanier, ancien officier de Marine et professeur en philosophie, rien ne semblait le prédisposer à un engagement envers des personnes avec une déficience intellectuelle. Cette vie partagée va profondément transformer ces trois hommes ainsi que tous ceux qui les rejoindront. En effet comme l’explique lui-même Jean Vanier, en touchant le pauvre, le petit ou l’ignorant, en l’atteignant, en établissant une relation aimante et confiante avec lui, le mystère se dévoile. Au cœur de l’insécurité du pauvre il y a une présence de Jésus. Le pauvre semble briser les barrières de la puissance du savoir et de l’orgueil. Le pauvre révèle et enseigne Jésus-Christ. Il fait découvrir à celui qui est venu pour « l’aider », sa propre pauvreté et sa propre vulnérabilité ; il lui fait découvrir aussi sa capacité d’aimer, les puissances aimantes de son cœur. Le pauvre ou l’ignorant a un pouvoir mystérieux : dans sa faiblesse, il devient capable de toucher les cœurs endurcis et de leur révéler les sources d’eau vive cachées en eux et il libère. Et Jean Vanier continue : « Les pauvres nous évangélisent. », ou pour le dire autrement : « Les ignorants nous enseignent ». Car « ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages » (1 Co 1, 27).
Jean Vanier est convaincu qu’en mettant en lumière le caractère universel et central de la fragilité ou de la faiblesse que nous partageons tous sans exception, nous pouvons aller au-delà de nos différences et nous retrouver dans une même humanité : « Les faibles enseignent aux forts à accepter et intégrer la faiblesse et la brisure dans leur propre vie. » Jean Vanier désigne ainsi la faiblesse comme un don et une opportunité et il explique que si on entre en relation avec celui qui a été rejeté, il nous change de l’intérieur. Les personnes handicapées éprouvent le besoin d’être, pas celui de paraître. Avec elles, pas de compétition, nul besoin de se montrer intelligent, cultivé. Le pouvoir fait peur, l’humilité attire. Témoigner de notre foi ne relève donc pas d’une puissance à mettre en œuvre ni d’une épreuve de force, mais d’une pauvreté à partager, d’un silence à écouter ensemble.
Car pour se laisser enseigner comme l’a fait le fondateur de l’Arche, il lui a fallu entrer dans ses profondeurs et tendre l’oreille de son cœur. Or, dans la Tradition de l’Église, comment s’appelle celui qui a mis son oreille sur le cœur du Christ ? Saint Jean, le Théologien. Celui qui nous conduits plus loin dans le regard, celui que l’on compare à un aigle parce qu’on dit que les aigles fixent le soleil de leur regard. Si Saint Jean est « Le Théologien » c’est parce que c’est lui qui nous conduits plus loin que personne d’autre au monde dans la connaissance intime de Dieu, du mystère de Dieu. Saint Jean, « Le Théologien », c’est l’ami de Jésus. Toute la tradition l’a dit. Il est le "disciple que Jésus aimait." Il y a là, dans la personne, dans la vie et l’expérience de Jean, quelque chose d’absolument unique. Jean a été l’ami de Jésus, avec tout ce que cela suppose de connaissance, d’intimité et de communion profonde. Ce titre "le disciple que Jésus aimait" veut dire que Saint Jean a perçu le centre de sa vie, la signification de son existence, le nœud de sa relation avec Jésus comme étant exprimé par cette amitié. Et cette amitié lui a permis d’aller jusqu’au cœur du mystère de Jésus, du mystère de Dieu. « L’oiseau mystique, celui dont le vol est rapide, celui qui voit Dieu, je veux parler de Jean le Théologien », explique Jean Scot Erigène au 9e Siècle, « s’élève donc au-dessus de toute la création visible et invisible, pénètre toute pensée. Plongeant alors son regard au plus profond de la vérité, au-delà de tout ciel, dans le paradis des paradis, c’est à dire dans la cause de toutes choses, a entendu une parole unique ; le Verbe par qui tout a été fait.
Ce Verbe, le Christ, le seul qui enseigne, le seul qui construit notre maison interieure et garde notre connaissance, le seul qui nous comble de son intimité pendant le sommeil de notre ignorance, … « Cum dederit dilectis suis somnum… » (Andreas Scholl, Nisi Dominus, Vivaldi, Largo.)

Sr Catherine Aubin, province Italo-Suisse