La Miséricorde selon Saint Thomas d’Aquin

La Miséricorde est discutée par Saint Thomas d’Aquin dans le « Traité de la Charité »

QUESTION 30 ─ LA MISÉRICORDE

1. La miséricorde a-t-elle pour cause en nous le mal d’autrui ? - 2. A qui convient-il d’exercer la miséricorde ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Est-elle la plus grande des vertus ?

ARTICLE 1 ─ La miséricorde a-t-elle pour cause en nous le mal d’autrui ?

Objections :
1. Il ne semble pas, car la faute, avons-nous dit, est un mal plus grand que la peine. Or la faute, loin de susciter la miséricorde, provoque plutôt l’indignation. Donc le mal n’est pas ce qui motive la miséricorde.
2. Ce qui est affreux ou qui remplit d’effroi se présente comme comportant un excès de mal. Or, remarque Aristote, « ce qui cause l’effroi est étranger à la compassion, et exclut la miséricorde ». Donc le mal, comme tel, n’est pas le motif qui excite la miséricorde.
3. Le rappel du mal n’est pas un mal véritable. Or Aristote dit que de tels signes inclinent à la miséricorde. Le mal n’est donc pas le motif propre de la miséricorde.
Cependant, S. Jean Damascène fait de la miséricorde une espèce de tristesse ; or c’est le mal qui provoque la tristesse ; c’est donc lui aussi qui détermine la miséricorde.

Conclusion :
« La miséricorde, dit S. Augustin, est la compassion que notre coeur éprouve en face de la misère d’autrui, sentiment qui nous pousse à lui venir en aide si nous le pouvons. » Le mot miséricorde signifie en effet un coeur rendu misérable par la misère d’autrui. Or la misère est l’opposé du bonheur ; et la béatitude ou le bonheur consiste à posséder ce que l’on veut (conformément à la justice). « Celui-là est bienheureux, dit S. Augustin, qui a tout ce qu’il veut, et ne veut rien pour un motif mauvais. » La misère, au contraire, consiste à subir ce que l’on ne veut pas. Or il y a trois manières de vouloir quelque chose. 1° Par appétit naturel : ainsi tous veulent exister et vivre. 2° On veut quelque chose par choix délibéré. 3° On veut une chose non pour elle-même mais dans sa cause ; ainsi lorsque quelqu’un veut manger ce qui lui fait mal, nous disons que, d’une certaine façon, il veut se rendre malade.
Ainsi donc le motif de la miséricorde se prend du côté de la misère. Il peut consister tout d’abord en ce qui contrarie l’appétit naturel de celui qui veut, c’est-à-dire les maux destructeurs et accablants dont nous recherchons naturellement le contraire : « La miséricorde, dit en ce sens Aristote, est la tristesse causée à la vue d’un mal destructeur et accablant. » - En deuxième lieu, les maux dont on vient de parler suscitent davantage encore la miséricorde s’ils s’opposent à un choix volontaire libre ; de là cette remarque d’Aristote au même endroit : sont dignes de compassion « les maux qui ont pour cause la malchance » par exemple « s’il nous arrive du mal là où nous espérions du bien ». - Enfin, sont encore plus dignes de compassion les maux qui vont à l’encontre de la volonté tout entière, comme c’est le cas de celui qui a toujours cherché le bien et à qui il n’arrive que du mal ; ce qui fait dire à Aristote : « On s’apitoie surtout du malheur de celui qui souffre sans l’avoir mérité. »

Solutions :
1. Il appartient à la notion de faute d’être volontaire. Et à ce titre elle n’est pas objet de miséricorde, mais plutôt de punition. Toutefois, parce que la faute peut être une certaine peine, en ce sens que des maux contraires à la volonté de celui qui pèche peuvent l’accompagner, elle est apte sous ce rapport à inspirer la miséricorde. C’est ainsi que nous avons des sentiments de pitié et de compassion pour les pécheurs : « La vraie justice, dit S. Grégoire, n’a pas pour eux du dédain, mais de la compassion. » Et nous voyons en S. Matthieu (9, 36) que Jésus « à la vue des foules, eut pitié d’elles, car ces gens étaient las et prostrés, comme des brebis qui n’ont pas de berger ».
2. Parce qu’elle est la compassion que l’on ressent pour la misère d’autrui, la miséricorde, au sens propre du mot, a rapport à un autre ; si l’on dit que l’on a de la miséricorde pour soi-même, ce n’est que par comparaison, comme à propos de la justice, et pour autant que l’on considère dans l’homme des parties différentes. C’est dans ce sens qu’il est écrit dans l’Ecclésiastique (30, 24 Vg) : « Aie pitié de ton âme et rends-toi agréable à Dieu. » Donc, de même qu’il n’y a pas à proprement parler de miséricorde à l’égard de nous-même, mais de la douleur, par exemple si un mal cruel nous atteint, de même à l’égard des maux de ceux qui, tels nos enfants ou nos parents, nous sont unis au point d’être en quelque sorte quelque chose de nous-même, ce n’est pas de la miséricorde, mais de la douleur que nous éprouvons comme pour nos propres blessures. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la parole d’Aristote : « Ce qui est effrayant exclut la miséricorde. »
3. Comme l’attente et le souvenir des biens produisent en nous la joie, de même l’attente et le souvenir des maux nous rendent tristes ; mais non pas autant que si nous les ressentions présents. Voilà pourquoi les signes des maux, du fait qu’ils nous font voir comme présentes des misères dignes de pitié, excitent en nous la miséricorde.

ARTICLE 2 ─ A qui convient-il d’exercer la miséricorde ?

Objections :
1. Il semble que le défaut ne soit pas de la part du miséricordieux le motif d’exercer la miséricorde. En effet, le propre de Dieu est d’exercer la miséricorde, selon la parole du Psaume (145, 9) : « Sa miséricorde s’étend sur toutes ses oeuvres. » Or il n’y a en Dieu aucun défaut. Il est donc impossible qu’un défaut soit le motif de la miséricorde.
2. S’il en était ainsi, ceux qui sont le plus dénués de tout devraient être aussi les plus miséricordieux ; or, il n’en est rien : Aristote’ dit en effet : « Ceux qui sont ruinés de fond en comble n’ont pas de pitié. » Donc la miséricorde ne s’explique pas par une déficience chez celui qui la ressent.
3. Subir un outrage accuse un défaut. Or, au même endroit, Aristote affirme que « ceux qui sont disposés à l’outrage ne font pas miséricorde ». Ce n’est donc pas un défaut qui motive, chez celui qui fait miséricorde, l’acte qu’il accomplit.
Cependant, la miséricorde est une certaine tristesse. Or le défaut est la raison de la tristesse ; de là vient que les faibles sont plus enclins à la tristesse, on l’a remarqué plus haut. Donc c’est bien un défaut qui motive la miséricorde en celui qui la ressent.

Conclusion :
Être miséricordieux, avons-nous dit, c’est compatir à la misère d’autrui ; nous éprouverons donc de la miséricorde en raison de ce qui nous fait souffrir de cette misère. Et comme ce qui nous attriste et nous fait souffrir, c’est le mal qui nous atteint nous-même, nous nous attristerons et nous souffrirons de la misère d’autrui dans la mesure où nous la regarderons comme la nôtre. Ce qui peut arriver de deux manières.
D’abord en raison d’une union affective, qui est produite par l’amour. C’est en effet parce que celui qui aime regarde son ami comme un autre lui-même, qu’il considère son mal comme le sien propre, et qu’il en souffre comme s’il en était frappé. D’où vient qu’Aristote a rangé parmi les sentiments d’amitié le fait de « partager les peines d’un ami », et que S. Paul a dit (Rm 12, 15) : « Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, et pleurez avec ceux qui pleurent. »
Ensuite, nous souffrons de la misère d’autrui en raison d’une union réelle, qui résulte de ce que le mal qui atteint les autres est proche et va nous atteindre. Les hommes, remarque en effet Aristote, éprouvent de la pitié pour ceux qui leur sont unis et semblables, car cela les porte à croire qu’ils pourraient être frappés de la même manière ; c’est ainsi que les vieillards et les sages, qui songent aux maux qui peuvent leur arriver, et aussi les faibles et les craintifs, sont plus miséricordieux. Au contraire, ceux qui s’estiment heureux, et assez forts pour échapper à tous les maux, le sont beaucoup moins. - Ainsi donc, un défaut est toujours la raison d’être miséricordieux : soit que l’on considère le défaut d’un autre comme le sien, à cause de l’union de l’amour, soit parce qu’on a des raisons de le redouter pour soi-même.

Solutions :
1. Dieu n’est miséricordieux que par amour, en tant qu’il nous aime comme étant quelque chose de lui-même.
2. Ceux qui sont déjà atteints de maux extrêmes ne craignent plus de souffrir davantage et, de ce fait, ne connaissent pas la miséricorde. - De même ceux qui sont en proie à une crainte excessive : leur anxiété les absorbe au point qu’ils ne prennent pas garde à la misère des autres.
3. Ceux qui sont disposés à l’outrage, soit qu’on les ait outragés, soit qu’ils veuillent d’eux-mêmes passer à l’injure, sont portés à la colère et à l’audace, passions viriles qui exaltent le courage en face des difficultés. On ne pense plus alors que le malheur puisse vous atteindre à l’avenir, et l’on n’est pas enclin à la miséricorde selon les Proverbes (27, 4) : « La colère est sans pitié ainsi que la fureur qui éclate. » - Il en va de même des orgueilleux, qui méprisent les autres, qui les jugent mauvais et donc dignes des maux dont ils sont frappés : « La fausse justice (celle des orgueilleux), dit S. Grégoire, ignore la compassion, et n’a que du dédain. »

ARTICLE 3 ─ La miséricorde est-elle une vertu ?

Objections :
1. Il semble que non. La vertu a en effet pour élément principal le choix, comme le montre Aristote,. Or cet acte, dit-il, est « un désir de ce qui a été l’objet d’une délibération ». Donc ce qui empêche cette délibération ne saurait être regardé comme une vertu. Or la miséricorde empêche le conseil car, dit Salluste « ceux qui tiennent conseil dans les affaires douteuses ne doivent être influencés ni par la colère ni par la pitié, car l’esprit discerne difficilement le vrai là où ces passions interviennent ». La miséricorde n’est donc pas une vertu.
2. Rien de ce qui est contraire à une vertu n’est digne d’être loué ; or l’indignation est contraire à la miséricorde, dit Aristote ; d’autre part il affirme qu’elle est une passion louable ; donc la miséricorde n’est pas une vertu.
3. Ni la joie ni la paix ne sont des vertus spéciales, puisqu’elles procèdent de la charité, comme nous l’avons dit ; mais la miséricorde en vient aussi car c’est également par la charité que « nous pleurons avec ceux qui pleurent », et que « nous nous réjouissons avec ceux qui sont dans la joie » ; donc la miséricorde n’est pas une vertu.
4. La miséricorde n’est pas une vertu intellectuelle, puisqu’elle appartient à la puissance appétitive, ni une vertu théologale, puisqu’elle n’a pas Dieu pour objet. Elle n’est pas davantage une vertu morale, car elle n’a trait ni aux actions humaines, qui sont l’affaire de la justice, ni aux passions, car elle ne peut être ramenée à aucun des douze « milieux de vertus » dénombrés par Aristote. La miséricorde n’est donc pas une vertu.
Cependant, S. Augustin écrit : " Combien meilleurs, plus humains et plus conformes à l’appréciation des bons, les sentiments exprimés par Cicéron dans son éloge de César : « De toutes les vertus, dit-il, il n’y en a pas de plus admirable, de plus aimable que la miséricorde. » " Celle-ci est donc une vertu.

Conclusion :
La miséricorde implique une douleur provoquée par la misère d’autrui. Cette douleur peut être un mouvement de l’appétit sensitif ; la miséricorde alors n’est pas une vertu, mais une passion. Mais elle peut être aussi un mouvement de l’appétit intellectuel ou volonté. Or, ce dernier mouvement peut être réglé par la raison, et, par son intermédiaire, le mouvement de l’appétit sensitif peut l’être à son tour. D’où cette remarque de S. Augustin : « Ce mouvement de l’âme », la miséricorde, « obéit à la raison, lorsque l’on fait miséricorde, la justice étant sauve ; soit qu’on secoure l’indigent, soit qu’on pardonne à celui qui se repent ». Et parce que la vertu humaine consiste en ce que le mouvement de l’âme est réglé par la raison, comme nous l’avons montré précédemment a, on doit dire que la miséricorde est une vertu.

Solutions :
1. Cette remarque de Salluste concerne la miséricorde considérée comme une passion que la raison ne règle pas ; elle entrave alors la délibération en faisant manquer à la justice.
2. Aristote parle également ici de la miséricorde et de l’indignation considérées comme des passions. Comme telles, elles s’opposent en effet l’une à l’autre par le jugement qu’elles portent sur le mal d’autrui : le miséricordieux s’en afflige, parce qu’il pense qu’un tel n’a pas mérité son sort malheureux ; l’homme indigné, au contraire, s’en réjouit, parce qu’il y voit une souffrance méritée, et il s’attriste quand ceux qui réussissent n’en sont pas dignes. « Ces sentiments sont tous deux louables, remarque Aristote, et procèdent de la même disposition morale. » Mais, à proprement parler, c’est l’envie qui est le contraire de la miséricorde, nous le verrons plus loin.
3. La joie et la paix n’ajoutent rien à la raison de bien qui est l’objet de la charité, et c’est pourquoi elles ne requièrent pas d’autres vertus que la charité. La miséricorde, au contraire, envisage un aspect spécial de l’objet, à savoir la misère de celui dont elle a compassions.
4. La miséricorde considérée comme vertu, est une vertu morale relative aux passions, et elle se ramène au même juste milieu que l’indignations, parce que « elles viennent toutes deux de la même disposition morale », dit encore Aristote. Pour lui ces milieux ne sont pas des vertus, mais des passions ; et même à ce titre ils sont louables. Cependant, rien n’empêche qu’ils aient pour principe un habitus capable de choix, et ils revêtent ainsi la raison de vertu.

ARTICLE 4 ─ La miséricorde est-elle la plus grande des vertus ?

Objections :
1. Il semble bien, car le sommet de la vertu, c’est le culte divin ; cependant la miséricorde est encore meilleure, selon la parole d’Osée (6, 6) reprise en S. Matthieu (12, 7) : « je veux la miséricorde et non le sacrifice. » La miséricorde est donc la plus grande des vertus. 2. Sur cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8) : « La piété est utile à tout », la Glose dit : « La doctrine chrétienne tout entière tient en ces deux mots : miséricorde et piété. » Mais la doctrine chrétienne embrasse toute vertu. Donc le sommet de toute la vertu consiste en la miséricorde.
3. La vertu est ce qui rend bon celui qui la possède. « Donc, l’homme étant d’autant meilleur qu’il est plus semblable à Dieu, une vertu est d’autant plus grande qu’elle produit davantage cette ressemblance. Et c’est ce que fait excellemment la miséricorde, car il est dit de Dieu dans le Psaume (145, 9) : » Ses miséricordes s’étendent sur toutes ses oeuvres. « D’où vient la parole du Seigneur rapportée par S. Luc (6, 36) : » Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. « Par conséquent, la miséricorde est la plus grande des vertus.
Cependant, après ces paroles : » Revêtez-vous comme les bien-aimés de Dieu de tendre miséricorde « , l’Apôtre ajoute (Col 3, 12) : » Mais par-dessus tout, ayez la charité. « Donc la miséricorde n’est pas la plus grande des vertus.

Conclusion :
Une vertu peut être dite la plus grande à deux points de vue : en elle-même, ou par rapport à celui qui la possède. En elle-même la miséricorde est la plus grande des vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de soulager leur indigence ; ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur. Aussi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et c’est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance.
Mais par rapport au sujet qui la possède, la miséricorde n’est pas la plus grande des vertus, à moins que son sujet ne soit lui-même le plus grand, n’ayant personne au-dessus de lui, et tous lui étant subordonnés. Car pour quiconque a un supérieur, il est plus grand et meilleur de s’unir à lui, que de suppléer au défaut d’un inférieur. Voilà pourquoi, chez l’homme, qui a Dieu au-dessus de lui, la charité qui l’unit à Dieu vaut mieux que la miséricorde, qui lui fait secourir le prochain. Mais parmi les vertus relatives au prochain, la miséricorde est la plus excellente, comme son acte est aussi le meilleur ; car celui qui supplée au défaut d’un autre est, sous ce rapport, supérieur et meilleur.

Solutions :
1. Les sacrifices et les offrandes qui font partie du culte divin ne sont pas pour Dieu lui-même, mais pour nous et nos proches. Lui-même n’en a nul besoin, et s’il les veut, c’est pour exercer notre dévotion et pour aider le prochain. C’est pourquoi la miséricorde qui subvient aux besoins des autres lui agrée davantage, étant plus immédiatement utile au prochain, selon ces paroles de l’épître aux Hébreux (13, 16) : » Quant à la bienfaisance et à la mise en commun des ressources, ne les oubliez pas, car c’est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir. "
2. Toute la vie chrétienne se résume en la miséricorde, quant aux oeuvres extérieures. Mais le sentiment intérieur de charité qui nous unit à Dieu l’emporte sur l’amour et la miséricorde envers le prochain.
3. La charité nous rend semblables à Dieu en tant que nous unissant à lui par affection. Elle est donc préférable à la miséricorde, qui nous rend semblables à lui seulement par la similitude des oeuvres.
Il faut étudier maintenant les actes ou effets extérieurs de la charité : d’abord la bienfaisance (Question 31) ; puis l’aumône qui est une partie de la bienfaisance (Question 32) ; enfin la correction fraternelle qui est une certaine aumône (Question 33).