Saint Dominique, une prédication de la paix dans une XIIIe troublé

Publié le : 7 décembre 2015

Extrait de fr Vicaire, Histoire de S Dominique

[La prédication de Dominique] s’inscrivait dans une affaire générale, le negotium pacis et fidei, où confluaient au tournant du xiiie siècle un ensemble d’actions particulières de l’Église dans le Midi de la France, dont le mouvement des paix de Dieu avait été la source. Il s’agissait d’une entreprise de civilisation chrétienne, où la défense de la foi et des immunités ecclésiastiques voisinait avec la sauvegarde de la paix, la protection des faibles, la liberté des routes, l’interdiction de l’usure et des impôts nouveaux. Pour cette action, où les évêques et le pape se tenaient tout proches des intérêts élémentaires de la société chrétienne face aux désordres des premiers siècles féodaux, ils s’étaient vus dotés par elle de moyens de coercition temporels qui soutenaient désormais l’efficacité de leurs sanctions spirituelles. L’arrière-plan des gestes de l’« infatigable promoteur de la paix et de la foi » que fut saint Dominique, se révèle ainsi singulièrement complexe.

C’est à Charroux (prov. de Bordeaux) en 989 et à Narbonne en 990 qu’on voit paraître le premier effort des évêques pour imposer la paix aux féodaux ; Bourges en 1031 a inaugure le système des milices diocésaines ; Narbonne en 1054 a codifié définitivement le système des paix et des trêves de Dieu ; Clermont en 1095 l’a diffusé sous l’autorité du pape, A. Luchaire, « les Premiers capétiens », dans Histoire de France de E. Lavisse, t. 2, 2e p., Paris, 1901, 133-138. Plus récemment la paix avait été jurée de nouveau à Béziers, en 1166 ; Albi, 1191 ; Montpellier, 1195 (cf. infra, n. 19). Le point culminant de cet effort de paix, qui ne cessa de s’enrichir, fut la série des serments que le légat Milon fit prêter à Saint-Gilles, en juin 1209, au Comte de Toulouse, à ses barons provençaux, aux consuls urbains, et finalement, par l’intermédiaire du clergé, à tous les fidèles, nobles ou roturiers du pays : ne pas se servir de routiers, respecter les paix et les trêves, protéger ou restituer les biens d’Église, faire justice à tous et ne pas lever de nouveaux impôts, écarter les juifs des fonctions publiques, frapper les hérétiques décelés par les clercs, PL 216, 89-98. Lc 6 septembre suivant, le concile d’Avignon reprit un par un tous les éléments de l’action de paix et de foi, en commençant par la prédication, Mansi, XXII,r783-794.

La position des chrétiens de ce temps était relativement simple. Le prince, pensaient-ils, porte le glaive pour assurer temporellement les biens essentiels de l’homme. Aucun n’importe plus que la paix, la liberté de l’Eglise, l’orthodoxie. L’orthodoxie l’emporte sur tous, puisqu’une erreur sur la voie du salut pourrait être à jamais fatale. C’est à l’Église de veiller sur elle et de rappeler au prince son devoir de la défendre, en même temps que la liberté spirituelle et la paix. Le prince n’a pas le droit de contraindre les infidèles et les juifs à la foi, car la foi ne se force pas ; mais il doit obliger les baptisés à demeurer fidèles aux promesses de leur baptême Il protège le peuple en éliminant de son territoire les hérétiques, c’est-à-dire les malsentants qui propagent activement leur secte. Mais si le prince ne remplit pas sa triple tâche de paix, de liberté et de fidélité, la hiérarchie doit l’y contraindre par les sanctions spirituelles. Elle peut également armer contre lui le bras du seigneur supérieur, ou du roi dont il est vassal. Lc suzerain fait-il lui-même défaut ? Elle n’est pas désarmée pour autant. En déliant les sujets de leur serment de fidélité, en « exposant en proie » la terre du défaillant, en groupant les vassaux par un serment de paix, elle constitue une force de coercition à moitié révolutionnaire au service de la paix et de l’orthodoxie ; elle peut même appeler pour défendre ces biens essentiels une véritable croisade contre le prince indigne. Le canon 27e du Latran en a donné les règles essentielles ".

Telles étaient les formules qui régissaient au temps de saint Dominique le negotium pacis et fidei. Formules en apparence logiques et naturelles. Elles devaient s’avérer aussi sanglantes, en fait, que les formules féodales et conduire à des massacres qui nous font horreur, parce qu’elles introduisaient dans les débats religieux les procédés sommaires des opérations politiques et militaires et les réactions incontrôlées de l’instinct de défense et de la peur des masses populaires. Avant de les juger, pourtant, il faudrait se rappeler que les drames furent la conséquence, sur ce point désastreuse, d’idées et de sentiments qui firent l’Europe et la civilisation occidentale : le désir spontané et sincère, en dépit de ses compromissions et de ses maladresses, de bâtir un ordre humain total sur une foi.

Ces formules faisaient dépendre la bonne marche de la chrétienté d’un ensemble d’actions qui se contrôlaient et s’appuyaient tour à tour. Que l’un des responsables de ces actions vînt à défaillir, la réaction des autres devait rétablir l’équilibre. Pour qu’une crise grave se manifestât, il fallait que ces défaillances s’étendissent à presque tous les secteurs de l’Église. La catastrophe qui menaçait le christianisme en Albigeois avait ainsi des causes vraiment complexes, aussi bien temporelles qu’ecclésiastiques et spirituelles.

Au temporel , un grand fait dominait I histoire de ces régions : la ruineuse compétition qui s’est poursuivie pendant tout le XIIe siècle entre Barcelone et Toulouse, pour établir entre la Garonne, l’Ebre et la Provence, un grand Etat pyrénéen et méditerranéen. Continuellement contré par les entreprises de l’Aragon, au cours de cette « grande guerre méridionale », les Saint-Gilles. comtes de Toulouse et d’Albi, ducs de Narbonne et marquis de Provence, ne parvinrent jamais à constituer dans le Midi une principauté puissante et unifiée, réplique du royaume de France que les Capétiens réalisaient au nord de la Loire, qui lui eût assuré la prépondérance dans le Midi. Sans doute un Raymond V (+ 1194) avait-il étendu sa suzeraineté sur de vastes régions à l’est et à l’ouest du Rhône, entre la Garonne et les Alpes. Mais, pour les territoires de l’Est, il avait dû lutter interminablement contre la maison d’Aragon. Trop faible, il avait finalement abandonné à l’Aragonais le comté de Provence et s’était contenté du marquisat, c’est-à-dire de la suzeraineté sur les fiefs du Nord. Autour de Toulouse, vers l’Ouest, son successeur Raymond VI avait obtenu quelques gains : Agen, Rodez. Viviers, le Gévaudan ; il finit même par obtenir l’hommage du vicomte de Narbonne, un Lara de Castille. Mais il n’avait rangé sous son autorité ni ses voisins immédiats du Sud, les comtes de Foix et de Comminges, ces roitelets des Pyrénées, ni le seigneur de Montpellier. Surtout, il n’avait pas de paix avec le principal de ses voisins et adversaires, le puissant Trencavel, vicomte de Béziers, Carcassonne, Razès et Albi, traditionnellement lié à Paragon et dont les domaines, solidement groupes à l’Est de Toulouse, coupaient du Nord au Sud les territoires du Comte et brisaient sa puissance.

Or le roi d’Angleterre, depuis qu’il était présent en Aquitaine, faisait périodiquement pression sur le comte de Toulouse pour le contraindre à lui prêter hommage. Le roi d’Aragon, l’adversaire de Provence, était aussi maître du Roussillon, au sud de la Narbonnaise, et même, à partir de 1204. de Montpellier : de là il prêtait son concours efficace aux révoltes du Trencavel. Enfin, le roi de France, suzerain théorique, à qui le comte Raymond V avait jeté naguère un appel à l’aide angoissé, paralysé au tournant du XIIIe siècle par ses propres démêlés avec l’Angleterre, ne pouvait et ne voulait rien faire pour remédier au désordre des terres méridionales. Qu’on ajoute à cela l’insubordination des grands vassaux du Trencavel : les seigneurs du Lauragais, du Saissageois, du Cabardès, du Minervois, du Termenès, du Razès et du pays de Sault ; l’insubordination plus nette encore des bourgeoisies de Toulouse, de Carcassonne, de Béziers. de Nîmes ou d’Avignon ; enfin, l’esprit d’anarchie d’une noblesse paysanne nombreuse et famélique, et l’on comprendra quels facteurs de désorganisation étaient à l’œuvre dans les domaines du comte de Toulouse. Cette terre de révolte devenait en particulier le refuge des hérésiarques expulsés successivement des autres principautés d’Occident. La paix et la justice chrétiennes en souffraient les premières.

Source : http://www.op.org