Cinéma : le film sur les migrants, un nouveau genre

Published : 23 November 2020

Le thème de l’exil hantait déjà la pellicule. Depuis peu, ce sont les migrants que filment les cinéastes. Souvent financées au lance-pierre, ces productions montrent les réfugiés comme on ne les voit pas aux actus. Coupé du réel, le cinéma ?

Les migrants sont une population invisible. Il était naturel que le cinéma les regarde. Ainsi, fin janvier 2018, a surgi Une saison en France, un film réalisé par le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun. Il y montrait un réfugié ayant fui la Centrafrique en guerre et qui, sans papiers, survit tant mal que bien dans l’Hexagone, soutenue par sa compagne (Sandrine Bonnaire).
S’est ajouté Human Flow, signé du Chinois Ai Weiwei, qui délaissait les contrées de l’art contemporain pour ce documentaire où il examine, dans 23 pays, la situation des migrants, du Bangladesh au Mexique, en passant par la Grèce ou la France.
Puis deux films sont arrivés en renfort. D’abord, Corps étranger, de la Tunisienne Raja Amari. Elle mettait en scène une jeune migrante abandonnant Tunis pour tenter sa chance dans le pays des droits de l’homme. Ensuite L’Ordre des choses, de l’Italien Andrea Segre, dans lequel un policier transalpin, envoyé par son gouvernement en Libye, doit enquêter sur les réfugiés en partance pour l’Europe.
Aujourd’hui, c’est au tour de l’Allemand Christian Petzold de poser son œil sur les migrants, avec Transit. Dans cette fable acide sur notre époque, inspirée par un roman d’Anna Seghers publié en 1944, le cinéaste imagine une Europe martyrisée par le fascisme où les résistants, devenus des réfugiés sur leur propre territoire, sont contraints de s’exiler outre-Atlantique. Anna Seghers situait l’action de son roman en 1940, dans une Europe sous le joug nazi. Petzold, lui, choisit la période contemporaine et cela ne doit rien au hasard. « Nous vivons dans une Europe où les nationalismes resurgissent, explique-t-il. Et nous avons des réfugiés partout dans le monde. Je ne souhaitais pas revenir en arrière avec un film historique, mais évoquer frontalement notre époque. »

Le Pape François appelle l’Europe à s’ouvrir aux migrants (Maroc 2019).

Dans ce « discours aux migrants », titre de son texte – le Pape François a souvent abordé ce sujet, mais c’était là la première fois qu’il prononçait un discours entier réservé à des réfugiés – il leur a assuré : « Vous n’êtes pas des marginaux, vous êtes au centre du cœur de l’Eglise. Car pour le chrétien, un migrant est le Christ lui-même qui frappe à nos portes. Et il faut se laisser remuer et toucher par celui qui frappe à la porte. Sans quoi la société perd sa capacité de compassion et devient une société sans cœur… une mère stérile. »
François a alors repris ses « quatre verbes » favoris pour expliciter sa position sur l’immigration :
« Accueillir » en premier lieu. Ce qui signifie offrir avant tout aux migrants et aux réfugiés de plus grandes possibilités d’entrée sûre et légale dans les pays de destination. Et d’élargir des canaux migratoires réguliers notamment pour les mineurs et les familles, de façon à contrer les marchands de chair humaine qui spéculent sur les migrants.
D’où, deuxième verbe, la nécessité de « protéger » les migrants, notamment contre les formes d’exclusion collective quand ils sont bloqués aux frontières.
Troisième verbe de cette grammaire humanitaire : « promouvoir ». Car personne n’est un déchet humain et les sociétés d’accueil seront enrichies si elles savent valoriser au mieux la contribution des migrants, en prévenant tout type de discrimination et tout sentiment xénophobe.

Dernier cap : « intégrer ». Construire une société interculturelle et ouverte avec des villes accueillantes, plurielles et attentives aux processus interculturels.
Et le christianisme dans tout cela ? Jésus ne nous a pas choisis et envoyés pour que nous soyons les plus nombreux. Il nous a mis dans la société comme une petite quantité de levain : le levain des béatitudes et de l’amour fraternel. Cette minorité numérique signifie que notre mission de baptisés n’est pas déterminée particulièrement par le nombre ou par l’espace que nous occupons, mais par la capacité que l’on a de produire ou de susciter changement, étonnement, compassion.
Les chemins de la mission ne passent pas par le prosélytisme, qui conduit toujours à une impasse, mais par notre manière d’être avec Jésus et avec les autres.
Les chrétiens sont appelés à se redécouvrir frères afin de constituer des oasis de miséricorde. »

« Une saison en France » de Mahamat-Saleh Haroun
Sortie en salles / 31 janvier 2018

Le nouveau film du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun, « Une saison en France », le premier tourné en France où le cinéaste a élu domicile, est une œuvre fragile, sur le fil du rasoir, difficile à aborder autrement qu’à travers les fortes tensions qui la sous-tendent. D’abord peut-être parce qu’elle s’attaque à l’un des sujets cruciaux de notre époque, la situation des « migrants », avec le souci de contourner les clichés médiatiques et scénaristiques (misérabilisme, alarmisme, constat d’impuissance) qui ont fini par le recouvrir. Haroun ne se penche pas sur la traversée en elle-même, mais sur le moment d’après, le temps long de la demande d’asile, où l’enracinement sur le territoire est à la fois favorisé par la lenteur du processus administratif et empêché par l’incertitude de ses décisions.

« Une saison en France » se présente donc comme la chronique d’une famille prise dans ce moment particulier, entre rêves d’installation et délogements précipités. Ayant fui la guerre en Centrafrique, Abbas (Eriq Ebouaney) vit en France, aux portes de Paris, avec ses deux enfants. Si le souvenir de la traversée génère encore son lot de cauchemars (sa femme n’y a pas survécu), l’existence de cet ancien professeur de français semble reprendre son cours : ses enfants vont à l’école, lui travaille sur les marchés et noue une relation amoureuse avec Carole (Sandrine Bonnaire), une maraîchère aux origines polonaises. Mais en dépit de ses démarches auprès des services administratifs, sa régularisation se voit systématiquement retoquée. Abbas court les appartements de banlieue, atterrit entre les mains d’un marchand de sommeil et glisse peu à peu dans la clandestinité. L’exil se perpétue dans cette course interminable.

Le film affiche ainsi un double objectif : montrer, d’une part, les attaches qui se créent presque « naturellement » entre les réfugiés et leur terreau d’accueil. Dénoncer, d’autre part, l’inanité d’un système administratif qui semble voué à fabriquer des drames humains (le désespoir d’Etienne, ami et compagnon de traversée d’Abbas, qui tente de se suicider). Deux projets dont la conjugaison définit l’équilibre précaire de l’ensemble. Haroun se doit, en effet, d’exposer les difficultés que rencontrent les réfugiés en terre étrangère et emprunte, pour cela, le schème nécessairement didactique (et donc un peu raide) de l’engrenage social.

Mais à cette pente appuyée, le cinéaste oppose une forme de résistance : la temporalité ouverte de la vie et de ses moments particuliers. A savoir la possibilité, pour les personnages, d’accéder à une forme de quotidienneté : border ses enfants, leur chanter une berceuse, déguster un bon repas, retrouver une femme aimée, passer la nuit dans ses bras… Le film regorge de ces instants magnifiques (la scène merveilleuse de l’anniversaire de Carole), dont la banalité n’est si bouleversante que parce qu’elle est conquise, disputée au malheur. Du temps libre, purement gratuit, que n’importe quelle démonstration sociale aurait cherché à gommer. Haroun les privilégie et prouve par là même sa qualité de grand cinéaste.

La mise en scène, pudique et patiente, contribue à ouvrir de telles brèches au cœur du récit, en laissant les plans respirer, en ouvrant le champ autour des comédiens – montrant aussi la périphérie rugueuse d’un Paris inaccessible. Rien n’est moins cadenassé, moins déterministe et plus ouvert que cette approche, soucieuse de ne pas contraindre les corps (souvent filmés « en pied »). Haroun n’en oublie pas pour autant les visages, auxquels il accorde des gros plans, rares et précieux, d’une douceur humaine infinie. Car derrière le drame des réfugiés se cache également un récit affectif : celui d’une famille qui parvient à se recomposer, même temporairement, par-delà les accidents du deuil et de la clandestinité.

Que cette histoire débouche, lors d’un final bouleversant, sur les dunes désolées de la « jungle » de Calais, alors démantelée, et le fil amoureux est soudain suspendu par la sidération devant l’étendue d’un désastre plus vaste, dont le vide vertigineux est peut-être le signe ultime de notre époque. A ces personnages livrés à la dureté d’un monde qui les repousse dans l’invisibilité, le réalisateur donne une impressionnante noblesse. La dignité qu’il leur confère souligne l’indignité du sort auquel ils sont abandonnés. Comme « Un homme qui crie » (2010), « Une saison en France » émeut pour mieux inviter à la réflexion.

Ici, le regard de Sandrine Bonnaire, qui joue l’amie d’Abbas, reflète admirablement le souci de l’autre, mais aussi la solitude poignante de celle qui comprend l’injustice, à côté de laquelle les autres passent sans rien voir. Jusques à quand ?

Sr Hélène Feisthammel