« Les Moissonneurs » d’Etienne Kallos (1)
Sortie en salles / 20 février 2019.
« Les Moissonneurs », premier long métrage d’Etienne Kallos, nous plonge dans une communauté exclusivement blanche de fermiers afrikaners, fervents chrétiens et obsédés par la préservation de leur lignée, 27 ans après la fin de l’Apartheid. Ebloui par leur angoisse biblico-existentielle, le cinéaste nous la transmet sans recul, sans mise en contexte. Au risque de nourrir le mythe du « génocide blanc » forgé par les extrêmes droites du monde entier.
Le sentiment qui nous reste à la sortie de la salle, après avoir passé 1 heure 46 dans cette famille de fermiers protestants du Free State, un des plus conservateurs d’Afrique du Sud, où se sont implantés des colons néerlandais au XIXe siècle (les Afrikaners), c’est un malaise diffus. La mère incarne une « mater dolorosa » transcendée par sa foi et qui recueille un jeune Afrikaner orphelin, malmené par la vie.
Dans ce décor de la « Bible Belt » sud-africaine filmée comme des tableaux flamands du XVIIe siècle, les Noirs ne sont que des ombres. On les aperçoit quelques minutes à peine, en périphérie des maisons du bourg, au cœur de leur bidonville, ou sur la route menant aux champs. Alors que le destin des fermiers blancs est immanquablement lié à celui de ces ouvrières agricoles et aide à domicile noires, on ne saura rien de leur passé ni de leurs aspirations actuelles. Elles dansent, chantent et la vie semble couler sur elles sans un mot. Comme si l’Apartheid n’avait pas eu lieu.
Pendant que la minorité blanche s’échine du matin au soir à dompter les blés et leur bétail, la majorité noire semble passive, réduite à un état de nature anhistorique et apolitique. Aucun homme ni aucune femme noire ne sont certes présentés comme menaçants, mais font écho à « l’imaginaire colonial du bon serviteur ». Ces « gentils » noirs ne voient ni ne comprennent rien de l’angoisse qui hante leurs patrons et voisins blancs. Pourtant elle déborde de chaque plan.
« Le réalisateur voulait montrer que ces fermiers blancs vivent dans la peur, qu’ils se battent pour survivre et pour conserver leurs traditions, leur religion et la force de leurs liens familiaux », explique le jeune acteur principal, Brent Vermeulen. Mais qui en veut aux fermiers blancs ? Sous-entend-il que les opprimés d’hier seraient devenus les oppresseurs d’aujourd’hui ? Si Etienne Kallos se garde bien de pointer quiconque du doigt, sa caméra choisit sans ambiguïté l’empathie pour cette minorité culturelle isolée et désormais politiquement affaiblie. Le réalisateur gréco-sud-africain vivant aux Etats-Unis ne peut néanmoins pas ignorer l’instrumentalisation politique de la violence et des tensions raciales qui traversent l’Afrique du Sud actuelle.
S’il est vrai que la majorité des fermiers tués depuis 2017 sont blancs, le nombre d’assassinats dans les fermes a été divisé au moins par deux depuis 2001. Les chiffres invalident l’image d’une déferlante d’assassins anti-blancs, mais la médiatisation du sentiment d’insécurité des Blancs a créé un effet de loupe. D’autant plus que la majorité des terres, et en particulier celles les plus fertiles, sont encore aujourd’hui détenues par la minorité blanche (8 % de la popula-tion sud-africaine).
Alors pour éviter de prêter le flanc aux accusations d’amalgame et de racisme, « Les Moisson-neurs » ne prononce jamais le mot « noir » (ni « blanc » d’ailleurs) mais parle d’une masse vague, « d’eux » qui ne « nous ont pas encore tués ». Dans une interview à Unifrance, le réalisateur explique qu’il « voulait parler de la première génération à être née complètement en dehors de l’Apartheid. La question de cet héritage n’est jamais abordée directement dans le film, mais elle est présente en permanence à travers le sentiment d’aliénation de mon jeune héros, Janno, sa solitude, sa peur d’être jugé. Comment vivre avec le poids du colonialisme, et même du post-colonialisme, alors qu’il faut faire aujourd’hui de l’Afrique du Sud un pays sain et paisible ? »
Alors « Les Moissonneurs » : un film étendard pour les fermiers blancs d’Afrique du Sud ? A voir pour en débattre.