La sainteté de Dominique, lumière pour l’Ordre...

Publié le : 6 août 2018

Très chers frères et sœurs, religieux et laïcs, de l’Ordre des Prêcheurs,

Le 6 août 2021, nous ferons mémoire des huit-cents ans du dies natalis de saint Dominique, rapportée par Humbert de Roman en ces termes : « Voici, dit-il, frères très chers, ce que je vous laisse pour que vous le teniez comme des fils par droit d’héritage. Ayez la charité, gardez l’humilité, possédez la pauvreté volontaire. O testament de paix… ». Frère Dominique s’endormit dans la mort en laissant à ses frères ce testament de paix, les faisant héritiers de ce qui fut la passion de sa vie : vivre avec le Christ et apprendre de Lui la vie apostolique. Être configuré au Christ par sa vie évangélique et apostolique. Telle fut la sainteté de Dominique : son ardent désir que la Lumière du Christ brille pour tous les hommes, sa compassion pour un monde en souffrance appelé à naître à sa vraie vie, son zèle pour servir une Église qui élargisse sa tente aux dimensions du monde. « En lui, j’ai rencontré un homme qui réalisait dans sa totalité la règle de vie des apôtres : je ne doute pas qu’il ne soit associé à leur gloire dans le ciel », déclarait le Pape Grégoire IX en accordant la translation. La célébration du Jubilé de la confirmation de l’Ordre a impulsé une dynamique de renouvellement de l’engagement de l’Ordre tout entier dans la proclamation de l’Évangile. Par cette lettre, je vous invite à le faire en puisant à la source de la sainteté qui fit de Dominique un prêcheur. Comme le disait magnifiquement sainte Catherine : « Son office fut celui du Verbe, mon Fils unique. Il apparut surtout au monde comme un apôtre, tant étaient puissants la vérité et l’éclat avec lesquels il semait ma parole, dissipait les ténèbres et répandait la lumière ».

La mort de Dominique, ou la mort d’un père et d’un frère

Après une longue prédication en Italie du Nord, frère Dominique tomba gravement malade à Bologne. Nous sommes en juillet 1221, et le climat dans la ville est tellement étouffant, humide et chaud qu’il ne permet pas l’amélioration de la santé de Dominique. On décide alors de le transporter dans un petit ermitage bénédictin situé sur les premiers contreforts des collines bolognaises. Mais la mort s’approche. Providentiellement les témoignages de frère Ventura de Vérone et de frère Rodolfo de Faenza, recueillis au cours du procès de canonisation à Bologne, permettent de reconstruire les derniers moments de la vie du Saint. A ces témoignages précieux s’ajoute le récit édifiant du bienheureux Jourdain de Saxe. Sentant déjà proche le moment de la rencontre avec le Seigneur qui l’avait séduit à l’adolescence, Dominique fit appeler quelques frères du couvent de Bologne et commença à prêcher : « Se croyant près de mourir, il appela le témoin, c’est-à-dire le prieur, et les frères. Celui- ci s’y rendit avec une vingtaine de frères et, quand ils furent autour de lui, le bienheureux, étendu sur sa couche, commença à prêcher ; il leur fit un sermon très beau et émouvant ; jamais le témoin n’entendit de sa bouche sermon plus édifiant ». Selon le bienheureux Jourdain, la prédication de Dominique sur son lit fut faite non à vingt mais à douze frères : « Sur son lit de malade, il fit appeler douze frères, parmi les plus notables, et se mit à les exciter à se montrer fervent, à promouvoir l’Ordre, à persévérer dans la sainteté ». Il est clair ici que Jourdain entend donner une lecture christologique et apostolique de Dominique et de ses frères. Frère Ventura donne, de ces derniers moments de la vie de Dominique, un récit construit selon un schéma liturgique : après avoir reçu l’onction des malades et avoir fait une confession générale, Dominique préside, comme prêtre, l’Office de recommandation de sa propre âme à Dieu, et intervient à plusieurs reprises comme si c’était à lui-même d’animer. Ainsi Dominique meurt au cours d’un acte liturgique et au cœur de la liturgie des agonisants. Frère Ventura rapporte aussi une forme de prière que Dominique adressa au Seigneur, devant ses frères, au cours de laquelle il recommanda ces derniers et confia la famille elle-même : « Frère Dominique leva les yeux et les mains vers le ciel et dit : “Père saint, vous le savez, je me suis attaché de bon cœur à faire votre volonté, et ceux que vous m’avez donnés je les ai gardés et conservés. Je vous les recommande à mon tour ; conservez-les et gardez-les” ». C’est une brève paraphrase du discours d’adieu de Jésus au cours de la dernière Cène (Jn 17, 12). Dans cette prière, nous remarquons comment Dominique reste le frère aîné, le père, le fondateur, celui qui prend en charge ses propres frères, à l’image de son Seigneur bien-aimé. Dominique prononça d’autres paroles sur son lit de mort : « Ne pleurez pas ; car je vous serai plus utile là où je vais que je ne l’aurais été ici-bas ». On a noté que les mots « utilité » et « efficacité » sont des mots que Dominique aimait répéter souvent. La charité efficace devait être une des qualités de ses fils. L’utilité de soi-même devait être plus grande comme mort que comme vivant. Dominique meurt dans le couvent de Bologne conformément à son désir. Craignant en effet d’être inhumé dans le monastère bénédictin où il avait été recueilli, il supplia qu’on le portât à nouveau au milieu de ses frères. Arrivé dans la ville et installé dans une cellule du couvent, quand on lui demanda où déposer sa sépulture, auprès des reliques de l’un ou l’autre saint, Dominique fit cette magnifique réponse : « A Dieu ne plaise que je sois enseveli ailleurs que sous les pieds de mes frères ! ». C’est là, à la lumière de ces « novissima verba », que nous découvrons non seulement une affirmation d’humilité, mais surtout l’amour profond de Dominique pour sa communauté.

L’humilité d’un mendiant, pour prêcher

« [Le témoin] l’a vu aussi quelquefois aller de porte en porte demander l’aumône et recevoir son pain comme un pauvre » (Actes du procès de canonisation, Bologne, Déposition du frère Paul de Venise, 42)

A l’approche de sa mort, Dominique demanda donc instamment à ses frères de le ramener au couvent afin de pouvoir être enterré « sous les pieds de ses frères ». Tel était son plus grand désir. Ce n’est là qu’un des aspects de la sainteté de celui qui, devenant prêcheur, demandait qu’on l’appelle « frère Dominique ». Il veut être avec ses frères. En effet, il avait cette conviction que le signe de la fraternité dit déjà, en soi, quelque chose de la prédication. L’Ordre des Prêcheurs est pour Dominique un Ordre qui cherche à s’inscrire dans la trace de Jésus prêcheur, passant à travers villes et villages pour proclamer la bonne nouvelle du Royaume de Dieu (cf. Mt 4, 23-25 ; Mc 1, 39 ; Lc 4, 44). Cette réalité de la fraternité est ainsi offerte comme un écho du salut qui est au cœur même de la proclamation de l’Ordre. Annoncer cette bonne nouvelle, c’est inviter chacun des interlocuteurs à découvrir au plus intime de lui-même une aspiration à vivre en ce monde sur le mode de la fraternité avec les autres. C’est aussi proclamer l’espérance que la figure de la fraternité entre les hommes anticipe la réalité du Royaume en lequel sera rassemblé le peuple de Dieu aux derniers temps. Donner ce signe est ainsi, le véritable « pupitre » de la prédication, au double titre de l’expérience concrète de la vie et de l’espérance du futur avec Dieu. Un pupitre depuis lequel – non par des discours théoriques mais à partir de l’écoute d’une Parole mise à l’épreuve de l’expérience concrète d’une vie avec et pour les autres – est proclamée, de la part de Dieu, la confiance en la capacité des humains de créer entre eux et avec Dieu, des relations qui « nourrissent la vie ». Il demanda donc à être « sous les pieds de ses frères ». On peut probablement interpréter ce désir comme un signe d’humilité et d’abaissement. Lui qui disait qu’il serait plus utile à ses frères après sa mort veut rendre ce service en écho avec l’abaissement de Jésus, lavant les pieds de ses disciples tel un serviteur. Ainsi, cette détermination de Dominique à propos du lieu de sa sépulture pourrait bien évoquer encore son désir d’être assimilé par la grâce aux gestes même de Jésus. C’est- à-dire de Celui qui n’a pas retenu sa vie, mais a vécu sa proclamation du Royaume, l’enracinant dans le don de sa vie, offerte pour que tous aient la vie et soient accueillis dans la joie de la fraternité. Il veut continuer à être au milieu de ses frères, jusque dans la mort. Tel est le signe de ce don d’une vie « passée » à parler de Dieu avec les hommes et des hommes avec Dieu. Ce signe manifeste ainsi le sens profond de la mendicité itinérante que Jésus a vécue, par laquelle Il a prêché en donnant sa vie. C’est aussi le signe du mendiant qui, par son geste implorant, sollicite l’hospitalité de ses contemporains en même temps qu’il offre de découvrir la vie nouvelle du Royaume. « Il est venu chez les siens… » (Jn 1,11). Mais cette requête de Dominique exprime encore davantage car il invite ses frères à puiser leur propre sainteté dans la réalité de leur vie de prêcheurs. Il était de coutume, à l’époque, de chercher à être enterré au plus près de reliques de saints et confesseurs de la foi. En ce sens, il a souhaité être enterré au plus près de l’autel, dans l’espérance de la communion des saints. A travers sa requête, Dominique signifie que la réalité de la fraternité de ses frères est, à ses yeux, un lieu de sainteté équivalent à la valeur accordée aux témoignages des saints. Une fois encore, la sainteté peut être considérée comme le pupitre de la prédication des prêcheurs. Ceux-ci sont conviés, en tant que frères, à intégrer la foi en la communion des saints au cœur des réalités concrètes de la vie, et à y puiser la force de la parole itinérante du prêcheur. Communautés de prêcheurs, saintes prédications !

L’humanité d’un prêcheur, à l’image du Fils

« Le bienheureux Dominique était si plein de zèle pour le salut des âmes, que sa charité et sa compassion ne s’étendaient pas seulement aux fidèles, mais même aux infidèles, aux païens, e jusqu’aux damnés de l’enfer ; il pleurait beaucoup à leur sujet » (Actes du procès de canonisation, Bologne, Déposition du frère Ventura de Vérone, 11).

« Dieu a manifesté la tendresse (benignitatem) et l’humanité de notre Sauveur en son ami Dominique : qu’Il vous transfigure à l’image de son Fils ». Cette formule de la bénédiction solennelle en la fête liturgique de saint Dominique indique le cœur de la sainteté de Dominique. Ce dernier est le seul, dans tout le Sanctoral, à propos duquel cette « tendresse » (en français) est nommée. Et elle l’est en parlant du mystère par lequel le Fils est venu prendre sur lui notre humanité. Ce Mystère de l’Incarnation du Fils notre Sauveur est si essentiel dans la prédication de frère Dominique qu’il en est devenu comme la lumière intérieure de sa propre humanité. La vocation de Dominique à engager sa vie pour la prédication de l’Évangile le conduisit à trouver là un chemin qui le mena au plus profond de sa propre humanité. D’une certaine manière, il s’agit aussi d’une vocation à se laisser engendrer à soi-même par le mystère de la vérité qu’il proclame (longtemps je t’ai cherché…, disait déjà St Augustin). La proclamation de l’Évangile est alors offerte comme un chemin intérieur vers soi, à la rencontre de ce lieu en lequel Dieu, par son appel « construit », « établit » chacun dans sa filiation propre. De cette « humanité » de Dominique, il me semble que certains traits ressortent tout particulièrement : la simplicité, la compassion, la frugalité, l’amitié. La lecture des témoignages recueillis par ses biographes qui l’avaient connu directement, et de ceux rassemblés pour le procès de sa canonisation, mettent unanimement en valeur tout autant la profondeur que la simplicité de l’humanité de Dominique. « Il accueillait tous les hommes dans le vaste sein de sa charité et, puisqu’il aimait tout le monde, tout le monde l’aimait » , « ce prêcheur qui s’émeut devant la souffrance humaine » , « qui est transporté de gratitude lorsqu’il reçoit un pain pour nourrir ses frères » comme il est transporté en Dieu lorsqu’il contemple la générosité de Sa grâce, qui n’aime rien tant que de faire de l’amitié avec les autres le mode habituel de l’offrande de la Parole de vie. Cette simple et proche humanité dont Thomas d’Aquin disait, parlant de la vie de Jésus, « il s’est fait familier… ». L’insistance sur l’humanité de Dominique n’est pas seulement une manière de mettre en valeur ses propres qualités morales. Elle dit aussi comment il voulait être prêcheur. C’est en déployant pleinement cette humanité familière avec tous qu’il désirait rendre témoignage à Celui qui est venu établir sa demeure parmi nous, et s’effacer pour lui laisser la place dans le cœur et l’intelligence de la foi de celles et ceux qu’il rencontrait. Le bienheureux fr. Jean-Joseph Lataste, à qui on demandait ce qu’était l’Ordre des Prêcheurs, répondait que c’était « l’Ordre des amis de Dieu ». Cette réponse n’est-elle pas une manière à la fois de décrire comment les frères et les sœurs de l’Ordre désirent vivre entre eux et avec Dieu, et de désigner l’horizon de la prédication « verbo et exemplo » qu’ils et elles entendent proposer dans l’Église, sans cesse en tension vers cet horizon ultime de la communion de tous en l’amitié de Dieu ? Écho de cette parole du Christ, dont tout prêcheur voudrait à son tour se faire l’écho : « ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais moi qui vous ai choisis, et établis » (Jn 15,16). Je vous appelle amis… Au cœur de ce témoignage, résonne comme un appel ce beau mot « frère ». Dès que Dominique et Diègue commencèrent à prêcher en Lauragais, le sous-prieur qu’était Dominique insista pour demander que, désormais il soit désigné comme « frère Dominique ». Ici encore, on peut y voir un signe de sa simplicité et de son humilité : ce ne sont pas les titres, ni les positions ecclésiales, qui doivent qualifier le prêcheur, mais sa manière d’être en humanité. Est appelé « frère », l’un des membres de cette communion en l’amitié de Dieu. Est appelé « frère », l’un des membres de cette grande famille des amis de Dieu que l’Église est appelée à devenir. Il y a là, en quelque sorte, une déclaration de foi qui constitue le socle d’une compréhension théologique de l’Église, et qui invite à une pratique théologale de la prédication. Parce qu’il désire être prêcheur à la manière de Jésus au milieu de ses disciples, c’est comme frère que Dominique veut s’engager « dans l’engagement de Dieu ». Ce sera le chemin de sa sanctification : « qu’Il vous transfigure à l’image de son Fils » (Rm 8,29).

Prêcher comme et avec le Christ, chemin de sanctification

« Frère Dominique s’adonnait à la prédication assidûment et avec la plus grande diligence ; et quand il prêchait, il trouvait des accents si bouleversants que, très souvent, il s’émouvait lui-même jusqu’aux larmes et faisait pleurer ses auditeurs » (Procès de canonisation de Bologne, Déposition du frère Etienne, 37)

Ce chemin de sanctification, pour Dominique, est jalonné par les deux mystères de la miséricorde et de la vérité, qui tous deux convergent vers cette liberté si chère à la « spiritualité dominicaine ». De ce point de vue, la figure de Marie-Madeleine peut être considérée comme établie « apôtre des apôtres », appelée par le Ressuscité. Ce lieu plus intime à nous-même que nous-même est le lieu de la miséricorde. C’est-à-dire à la fois de la vérité, du réalisme et de la transparence de la rencontre avec Dieu en l’intimité de chacun, et lieu du pardon, au-delà de toute mesure humaine, et d’engendrement dans la miséricorde. Le don surabondant de la miséricorde se fait alors appel à plonger dans l’Évangile comme dans sa source vive, à plonger dans l’Évangile – lumière révélatrice du mystère de chacune de nos vies humaines – comme nous fûmes plongés dans les eaux du baptême. Demeurez dans ma Parole, ma parole est vérité. Ou, plus exactement : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, vous connaîtrez la vérité, et la vérité fera de vous des hommes libres » (Jn 8, 31). Deux textes écrits par le Pape Honorius III à l’occasion de la confirmation de l’Ordre, et de sa « recommandation » imposent aux frères de l’Ordre la prédication pour la rémission des péchés. Ils soulignent deux aspects très concrets de la vie choisie par Dominique. L’un est que le ministère de la prédication (de l’évangélisation) peut être donné aux frères de l’Ordre comme moyen propre de sanctification. L’autre est que ce ministère est imposé aux frères pour la rémission des péchés. D’une part, leur est ainsi imposé de proclamer l’Évangile dans cette forme de vie « totalement dédiée à l’évangélisation du nom de notre Seigneur Jésus-Christ » , qui définit la prédication comme la présentation du Nom de Celui qui vient. A la fois, il s’agit de la proclamation du Nom, et de l’annonce de la venue du Royaume : « Du reste, parce que c’est le succès et non pas le combat qui obtient la couronne et que seule la persévérance, parmi toutes les vertus qui concourent dans le stade, remporte le prix proposé (1Co 9, 24), nous adressons à votre charité cette demande et cette exhortation pressante, vous en faisant commandement par ces lettres apostoliques et vous l’imposant en rémission de vos péchés : que, confirmés de plus en plus dans le Seigneur, vous vous appliquiez à annoncer la Parole de Dieu (Ac 8, 4), en insistant à temps et à contretemps, pour accomplir pleinement et de manière digne d’éloge votre tâche de prédicateur de l’Évangile (2Tm 4, 2-5) »
D’autre part, il s’agit de faire cela dans la mendicité, ayant choisi l’état d’abjection de la pauvreté volontaire, personnelle, certes, mais aussi collective. Le Pape souligne que ce choix rendra les prêcheurs vulnérables, les exposant à toutes sortes de difficultés et de danger. C’est pourquoi, afin de les conforter dans leur propos de salut, il leur accorde que « les indigences et les labeurs qu’ils auraient à souffrir dans l’exercice de cet office soient assignés à la satisfaction de leurs propres péchés »
Pour les frères, ce chemin de sainteté sera celui de la « consécration à la Parole », de la consécration à la vérité, ainsi que le développe S. Thomas d’Aquin dans le Commentaire de l’Évangile selon S. Jean.
La lettre d’Honorius III du 18 janvier 1221 exprime cette « consécration » ainsi : « Celui qui ne cesse de féconder son Église par de nouveaux croyants voulut conformer nos temps modernes à ceux des origines et diffuser la foi catholique. Il vous inspira donc le sentiment d’amour filial par lequel, embrassant la pauvreté et faisant profession de vie régulière, vous consacrez toutes vos forces à faire pénétrer la Parole de Dieu, tandis que vous évangélisez par le monde le nom de Notre Seigneur Jésus-Christ ». Le choix de Dominique a été de plonger dans la mission du Fils, et de laisser ainsi l’Esprit du Fils configurer sa propre vie à l’image de la sienne : « Et les dons que [le Christ] a faits, ce sont des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs, des enseignants, afin de mettre les saints en état d’accomplir le ministère pour bâtir le corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble… » (Ep 4, 11-13). On perçoit dans ces paroles de l’apôtre Paul à la fois l’unité dans la foi et l’unité dans la connaissance du Fils de Dieu. Mais on entend aussi l’appel fait aux croyants (les « saints ») de « sortir » pour aller marcher dans les traces de la mission du Fils. En choisissant de se donner à la prédication, Dominique a fait le choix d’un chemin sur lequel il a laissé l’Esprit l’ajuster à Dieu, le justifier, le sanctifier. Mais il a fait en même temps le choix de vivre son aspiration à la sainteté comme une manière d’engager sa vie entière. Son désir était que l’Église du Christ éprouvât elle-même la joie d’être promise à la sainteté à la mesure même où elle se déploie en proclamant la bonne nouvelle de cette promesse.

La sainteté de Dominique, un rêve pour l’Église

« Devenu pasteur et chef illustre dans le peuple de Dieu, il institua par ses mérites l’ordre nouveau des Prêcheurs, l’instruisit par ses exemples, et ne cessa pas de le confirmer par d’évidents et authentiques miracles » (Grégoire IX, Bulle de canonisation)

Il me semble qu’avoir un « rêve pour l’Église » est un élément central de la sainteté de Dominique, comme ce le fut aussi pour Catherine de Sienne (« si je meurs, c’est de passion pour l’Eglise »). Tous deux ont donné à la prédication de l’Ordre un enracinement dans une solide ambition pour l’Église du Christ (« comme j’aimerais que ce feu soit allumé », Lc 12, 49), qui porte à la fois sur la vie et la mission de l’Église. A la suite du concile de Vatican II, on pourrait dire que c’est l’ambition de l’Église du Christ d’être sacrement pour le monde, dans le monde. Dans le contexte actuel qui appelle si ardemment à un renouveau de l’évangélisation, c’est l’ambition de passer d’une perspective de maintien ou de renforcement des communautés ecclésiales existantes à une perspective de promotion de toutes ces communautés ecclésiales comme véritables « sujets missionnaires ». « Comme j’ai hâte que ce feu soit allumé » (Lc 12, 49). Ce désir du Christ animait, je crois, celui de Dominique lorsqu’il était affronté aux divisions de toutes sortes qui défiguraient l’Église de son temps et mettaient en péril sa mission d’évangélisation. La force de ce désir – qui conduisit Jésus au plein consentement d’abandon suprême jusqu’à être mis en Croix – est la source à laquelle Dominique abreuvait sans cesse sa prière et son humanité : identifier sa vie à cette vie unique du Fils, donnée une fois pour toutes, pour que le monde ait la vie et qu’il l’ait en abondance (Jn 10, 10). Les représentations si paisibles de Dominique embrassant la Croix du Christ, ou scrutant inlassablement la Parole qui se révèle au fil des pages de l’Écriture, manifestent bien que, loin de toute attitude morbide, cette identification a comme objet d’ajuster son propre désir d’évangélisation à celui du Christ. Le rêve de Dominique est celui d’une Église en incessante fondation, c’est-à-dire en incessante évangélisation. Pour lui, aller jusque chez les Cumans ne signifie pas une volonté d’extension de l’Église en termes d’élargissement de son territoire, de renforcement de son pouvoir ou de son influence, voire de domination sur toute autre croyance. Il s’agit bien davantage d’un désir qui naît de l’amour du monde entier, cherchant à s’approfondir jusqu’à s’identifier à l’amour du Christ pour le monde et qui sait, de connaissance de Créateur, combien le monde humain est capable de déployer son don d’hospitalité à tous en une seule communion et à Dieu son Créateur en une commune histoire du peuple que Dieu aime. Pour cette raison, Dominique rêve d’une Église constamment « en passage ». Il en a lui- même fait l’expérience lorsque, formé depuis son adolescence pour être un clerc, puis devenir un chanoine, il reçut sur la route de la prédication un appel venu de l’intérieur même de son ministère clérical à devenir frère. Il découvre ainsi combien ce ministère l’a préparé à se mettre au service d’une Église toujours inachevée qui porte la Parole au-delà de ses frontières. Ce passage prit la forme de cette hantise qui habitait ses nuits et sa prière. Il éprouvait alors que la communion proclamée en un même et unique Royaume ouvert à tous exigeait d’aller à la rencontre des pauvres et des pécheurs, des hérétiques et des païens. C’est une Église du pardon, de la réconciliation et de la communion dont Dominique veut être le serviteur. Cette Église « en passage » est aussi une Église que la prédication elle-même va constituer en sa diversité. Dominique, en effet, en réponse à celles et ceux qui le rejoignent par intuitions successives, va progressivement constituer avec lui une « famille de la prédication », cette « sainte prédication » dans laquelle - si chacun ayant bien sa place et son rôle particuliers, selon son propre statut et mandat ecclésial, et selon sa propre formation - tous seront solidaires en une même évangélisation. Ils seront tous animés d’un même désir de contribuer à ce que l’Église, par sa proclamation du Royaume, devienne sans cesse davantage une amie du monde annonçant le pardon, la réconciliation et la paix. A la suite de Dominique, à la table de l’aubergiste, ou au milieu de ses frères à la table du « miracle des pains », par le signe de la fraternité ils inviteront tous les hommes à prendre place à la même Table du Royaume. Fraternité, là est le signe d’une Église de communion. Cette Église pour laquelle Dominique désire engager toute sa vie, et appelle ses frères et sœurs à le faire avec lui, est une Église amie et fraternelle, mue par une affection profonde entre ses membres et pour le peuple de Dieu au-delà de ses propres frontières. Le terrain sur lequel est envoyé le prêcheur doit être considéré, disait le Pape François aux frères capitulaires en 2016, comme « terre sacrée », comme lieu de sainteté. Dominique donnait ainsi à la prédication tant l’horizon de la contemplation de la grâce à l’œuvre dans l’histoire du monde, au-delà souvent des limites visibles de l’Église, que l’horizon de la « conversion apostolique ». Cette dernière, en effet, s’enracine dans une solidarité pour laquelle le ministère de la prédication appelle à engager sa vie entière. Ainsi le disait l’apôtre Paul : « Comme une mère qui entoure de soin ses nourrissons (…) Ayant pour vous une telle affection, nous aurions voulu vous donner non seulement l’Évangile de Dieu, mais jusqu’à nos propres vies » (1Th 2,8). La question est alors que les restructurations dans l’Église aient toujours comme objectif de promouvoir, de cultiver l’affection de la communauté pour tous. En ce sens, on peut comprendre l’intercession comme une pratique essentielle pour la consolidation de nos communautés fraternelles. L’intercession ouvre vers un double processus d’identification : d’une part, identification à ceux pour qui le Seigneur est imploré ; d’autre part, identification à Celui qui implore pour le monde. C’est aussi dans cette même perspective que l’on peut percevoir la dimension contemplative de la prière de Dominique parlant du monde à Dieu. Il ne cessait de contempler le mystère de miséricorde qui est au cœur du déploiement de la « création continuée ». La prière liturgique, à laquelle Dominique tenait tant, offre alors à la communauté de la « sainte prédication » de se laisser constituer par cet entrecroisement de l’intercession et de la contemplation, fondé dans l’écoute du mystère du salut dans l’histoire humaine tel que la sainte Écriture le révèle.

Plonger dans l’œuvre de la grâce : dans l’engagement de Dieu

« Soumettant la chair à l’esprit et la sensibilité à la raison, il devint avec Dieu un seul et même esprit et s’appliqua tout entier à le rechercher par les saints transports de l’âme, sans manquer jamais à l’amour du prochain, car il sut avec équilibre s’adonner avec zèle aux œuvres de la compassion » (Grégoire IX, Bulle de canonisation)

Nous aimons parler de Dominique comme du prêcheur de la grâce. Il l’a été en désirant de tout son être vivre de la vie du Christ prêcheur, de sorte qu’il aurait pu reprendre les paroles de l’apôtre Paul : « Ce n’est plus moi qui prêche, mais le Christ qui prêche en moi » (Gal 2,20). Pour cela, Dominique voulait « plonger » dans la Parole, celle qui ravive le désir du cœur parce qu’elle fait entendre l’appel de chacun par son nom. Cette plongée se fait dans la trace de la plongée baptismale, comme vocation à vivre de la joie et de l’espérance de l’Évangile. Mais c’est en même temps un appel qui fait naître au cœur le désir que tous aient la vie. Il s’agit donc à la fois d’une « vocation à soi-même » ayant la teneur d’une expérience de la miséricorde, et d’une vocation à appeler les autres à devenir « amis de Dieu ». Cette plongée dans la Parole, Dominique l’a vécue comme une plongée en pleine humanité, donnant ainsi à son engagement la densité de la corporéité. Certes, ce terme désigne la corporéité de chacun en laquelle s’incarne cette expérience du cœur : de ce point de vue, se manifeste la portée « globale », « intégrale » de la vocation à l’évangélisation. Mais ce terme désigne aussi la corporéité de l’Église. La communauté est le lieu d’ajustement à cette corporéité de l’Église. C’est ainsi faire l’expérience de la finitude et de l’inachevé, la communauté étant le lieu où chacun peut en faire l’expérience. Chacun peut éprouver sa capacité à laisser sa communauté d’appartenance et de vie être communauté de « passage » : passage de la conversion ; passage à l’homme renouvelé ; passage comme signe de communion (le « désir intime de concorde fraternelle » ). La pauvreté mendiante est peut-être un rappel de la réalité de ces passages à opérer…

Plongée dans la Parole, plongée dans l’humanité : deux chemins vers la sainteté. Un troisième chemin proposé par Dominique est celui de l’intelligence : intelligence comme lieu de l’expérience de la structure eschatologique de la raison (la « vérité ne se transforme pas, elle grandit », disait Lacordaire). L’intelligence est en effet le lieu où l’on peut éprouver comme un champ indéfini de progrès dans la vérité. Elle est aussi cette instance qui permet à chacun de structurer solidement sa foi, évitant de se perdre dans des « opinions de foi » erronées. Au fond, la conviction de Dominique, lorsqu’il accorde tant d’importance à l’étude de la Parole et de la juste doctrine, est que l’effort de l’intelligence –qui cherche la vérité– est chemin de libération des croyances qui aliènent, pour ouvrir à la contemplation de la vérité qui libère. Mais il ne s’agit pas d’une intelligence « figée », elle est sans cesse à la recherche de cette vérité, dans la contemplation de l’économie de la révélation du mystère du salut dans l’histoire. Révélation dans l’histoire, qui dévoile combien, pour le prêcheur, l’histoire est le lieu premier de la contemplation de la grâce, une « terre sacrée » où les prêcheurs sont envoyés pour écouter la Parole… Ce troisième chemin est donc celui où s’installe une sainteté qui fait confiance à l’intelligence parce que, sous la lumière de la grâce, elle fait confiance aux hommes. Elle fait confiance aux hommes dans leur histoire, parce qu’il s’agit de faire naître dans l’histoire une foi plus simple mais ô combien plus éclatante !

Saint Dominique, un saint pour aujourd’hui

Dans sa lettre du 11 février 1218, Honorius III recommandait ainsi l’Ordre : « Nous réclamons donc de votre dévouement et nous vous exhortons instamment, en vous en donnant l’ordre par cet écrit apostolique, de tenir pour recommandés, par égard pour nous et pour le Siège apostolique, les frères de l’Ordre des Prêcheurs, dont nous croyons le ministère utile et la vie religieuse agréable à Dieu ». En ces temps où l’Église est appelée à renouveler sans cesse son zèle pour l’évangélisation et ainsi à vivre de la joie d’être « en état permanent de mission », le témoignage de sainteté de Dominique n’est-il pas un appel pour aujourd’hui ? Au-delà de la mémoire du 6 août 1221, les célébrations de l’année 2021 peuvent être pour l’Ordre un temps favorable pour partager avec l’Église ce trésor reçu de Dominique : s’engager dans l’aventure de l’évangélisation ouvre, pour tout croyant, un chemin sur lequel vivre la joie d’être « ajusté » à Jésus, prêcheur. C’est en étant prêcheur que Dominique reçut la grâce de la sainteté, et c’est la voie qu’il a ouverte à ses filles et à ses fils. Ainsi la sainteté de Dominique se prolonge dans celle de ses fils et filles, dans les contextes et les lieux où la prédication a porté des frères et des sœurs à proclamer la Parole et à œuvrer pour le bien de l’humanité. Comme Dominique, ils ont été attentifs aux signes des temps et désireux de servir la communion dans l’humanité et dans l’Église. En conjoignant une vie intense de prière pour que le monde ait la vie, engagement généreux pour la fraternité, et quête exigeante de la vérité, ils ont été apôtres comme saint Dominique ou saint Vincent Ferrier, docteurs comme saint Thomas d’Aquin et sainte Catherine de Sienne, martyrs, comme saint Pierre de Vérone. Ces dernières années, d’autres figures ont été reconnues comme témoins de cette sainteté par la prédication, comme le frère Jean-Joseph Lataste, apôtre des prisons, Pier Giorgio Frassati, « l’homme des Béatitudes », figure si importante pour les jeunes aujourd’hui, le frère Giuseppe Girotti, martyr du nazisme, la Bienheureuse Marie Pousssepin, infatigable apôtre missionnaire de la charité, la Bienheureuse Marie-Alphonsine Ghattas et l’audace de sa fondation en Moyen Orient… Tout récemment, le frère Pierre Claverie, évêque d’Oran, a été reconnu martyr avec ses dix-huit compagnons d’Algérie. Tous ces saints et bienheureux illustrent ensemble le modèle de sainteté, progressivement promu dans l’Ordre depuis la canonisation de saint Dominique en 1234, qui tient dans la triade : prédicateur, docteur et martyr. L’Ordre aimerait proposer prochainement à l’Église le témoignage de sainteté du frère Marie-Joseph Lagrange, de Giorgio La Pira, laïc qui voua sa vie à servir la cité, Bartolome de Las Casas, Girolamo Savonarole…. Mais avec eux, tant d’hommes et de femmes, religieux et laïcs, ont trouvé en saint Dominique l’inspiration qui les fit choisir d’engager leur vie pour l’Évangile, de trouver leur vie en proclamant et témoignant de la bonne nouvelle du Royaume. Saint Dominique, une sainteté pour aujourd’hui ! C’est dans un esprit de profonde action de grâce pour cette voie de sainteté ouverte par saint Dominique que nous célébrerons l’anniversaire de sa mort au cours de l’année qui s’étendra du 6 janvier 2021 au 6 janvier 2022. Action de grâce pour le chemin qu’il a ouvert devant nous et sur lequel nous désirons qu’être prêcheur soit notre voie de sanctification. Action de grâce pour les témoignages de tant de sœurs et de frères dont la sainteté est accueillie par l’Église comme un don précieux pour tous les fidèles. Action de grâce pour l’intercession auprès de Dieu que Dominique a promise à ses frères qui le pleuraient et qui constitue la force de la sainte prédication aujourd’hui. Et nous rendons grâce avec la conscience vive, une fois encore, que célébrer cette mémoire est en même temps une prière : que par l’intercession de Marie, la Mère des Prêcheurs, et de saint Dominique, les frères et les sœurs de l’Ordre, laïcs et religieux, apostoliques et monastiques, confirment la « sainte prédication » par leur service de l’humanité et de l’Église.

Fait à Sainte Sabine, le 6 août 2018,
Votre frère en saint Dominique, fr. Bruno Cadoré, O.P. Maître de l’Ordre des Prêcheurs

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 6 août 2018